L’invasion de l’Ukraine en cours par la Russie est une situation sans précédent dans notre histoire, traitée médiatiquement (et c’est bien compréhensible) de façon très émotionnelle, au détriment de la compréhension réelle des problématiques et des enjeux. A cet effet, à notre niveau et dans nos domaines de compétences, nous avons décidé de travailler dans l’urgence à une série d’articles abordant différents aspects de ce conflit, que nous traiterons de façon aussi neutre que possible, Code du Soldat oblige (et sur l’évolution duquel nous ne manquerons pas de revenir dès que possible d’ailleurs).

Pour commencer, nous allons nous focaliser sur ce qui nous semble le plus urgent : vulgariser le volet militaire du conflit, dans ses aspects tactiques (donc sur le terrain), et sans trop se préoccuper des aspects stratégiques.

En préalable, il faut noter que la triple particularité de cette guerre, qui la rend totalement inédite aux yeux de l’Histoire :

  • c’est une guerre entre états européens modernes (ce que n’était pas la guerre du Donbass, prélude au conflit en cours), à l’ère des smartphones généralisés, des réseaux sociaux, des drones et de l’IA prédictive ;
  • c’est une guerre ouverte entre deux des 5 plus grandes armées occidentales (à titre de comparaison, la France est à la 10ème place, nous reviendrons plus loin sur les chiffres à considérer) ;
  • c’est une guerre en Europe, en zone tempérée à climat continental, dans un pays urbanisé à 70%.

Des points qui changent complètement des conflits observés ces 75 dernières années (3 générations). Et viennent ajouter à l’inquiétude générale alors que la crise du Covid est à peine passée et que la situation sécuritaire dans le monde est précaire.

Situation sécuritaire dans le monde en 2019 (image Gallice International).

A noter que pour aller plus loin, de nombreux liens, sources et références sont disponibles tout au long de cet article, comme d’habitude sur TRE.

De quel type de guerre parle-t-on ?

Concentrons-nous sur deux catégorisations parmi toutes celles permettant de classer / nommer les types de guerres.

D’abord, il existe plusieurs formes de guerres, en fonction de qui attaque ou défend, et pourquoi :

  • la guerre agressive : proscrite par les lois internationales (autrement dit ne relevant ni de l’auto-défense, ni des actes pouvant être approuvés par le Conseil de Sécurité des Nations Unies), elle vise à conquérir un territoire et / ou dominer une population : le Statut de Rome la classe comme l’un des crimes les plus graves, relevant de la Cour Pénale Internationale ;
  • la guerre défensive : considérée comme une guerre juste, elle permet à un état ou une nation de se défendre contre une agression afin de rétablir la paix et l’ordre de façon proportionnée à l’agression subie, en évitant toutes vengeances sur l’adversaire, ses soutiens et la population civile ;
  • la guerre préemptive : déclarée en réaction à une agression perçue comme imminente et inévitable, elle vise à obtenir un avantage stratégique en brisant les plans supposés de l’adversaire en lui volant l’initiative ; toute la difficulté au niveau des lois internationales étant de pouvoir prouver son fondement, et donc l’existence de plans agressifs chez l’adversaire ;
  • la guerre préventive : elle aussi illégale du point de vue du droit international, déclarée en réaction à une agression perçue comme inévitable, mais non imminente, elle cherche à éviter le renversement de l’équilibre des puissances en portant l’attaque avant que l’adversaire ait une chance de le faire (d’où le caractère non-imminent, car l’adversaire est supposément en train de planifier son agression, mais n’est pas en état de la commettre).

Toute la difficulté réside dans le fait de distinguer le caractère préemptif, préventif ou agressif, qui a des implications tactiques évidentes (moyens engagés et effet final recherché différents), et peut tout changer au plan diplomatique du fait de l’aspect légal ou non du conflit.

Ce qui est actuellement reproché à la Russie, c’est d’avoir commis un acte d’agression, prohibé par la Charte des Nations Unies, quand la Russie place son action dans le champ défensif au profit des républiques indépendantistes du Donbass et de la Crimée et la justifiant précisément par la Charte des Nations Unies (en l’occurence l’article 51) en évoquant la commission par l’Ukraine d’un génocide au Donbass (affaire en ce moment plaidée devant la Cour Internationale de Justice), mais aussi dans le champ préemptif face à l’OTAN, maintenant cependant un certain flou avec le champ préventif, faute d’affirmation claire côté russe que l’OTAN se serait apprêté à mener des actions militaires ouvertes.

Ensuite, différents types de guerres peuvent être menés :

  • une guerre asymétrique : le classique des interventions récentes armées modernes contre groupes terroristes ;
  • une guerre dissymétrique : deux armées régulières de capacités et moyens très différents s’affrontent ;
  • une guerre conventionnelle : affrontement entre deux entités (états, alliances) équivalentes : typiquement, les deux Guerres Mondiales.

Ici, les forces militaires ne sont pas déséquilibrées (nous allons y revenir) ce qui exclut clairement l’option asymétrique, malgré l’apparente domination des chiffres en faveur de la Russie.

Enfin, différents modes d’action des guerres sont à distinguer :

  • une guerre aérienne : elle vise à la maîtrise des airs qui permet ensuite un déroulement facilité des opérations, que ce soit au sol ou en mer ;
  • une guerre navale : cherchant la domination de l’espace maritime, elle ouvre la voie à des opérations secondaires amphibies et / ou terrestres d’intensité plus faible ;
  • une guerre terrestre : caractérisée par la recherche de la maîtrise du terrain, elle peut être mobile (guerre de mouvement) ou de positions (guerre de tranchées).
  • une guerre hybride : mélange de 2 ou 3 des catégories précédentes plus une couche de cyberguerre et de guerre de l’information.

En clair, toutes les guerres conventionnelles du présent et du futur sont appelées à être des guerres hybrides.

De fait, nous assistons manifestement à la première vraie guerre hybride.

Du côté russe, il faut noter que l’actuel Chef d’Etat-Major Général, Valery Gerasimov (en poste depuis 2012, en même temps que le Général Shoigu, Ministre de la Défense), est à l’origine de la doctrine Gerasimov, version russe de la guerre hybride.

Gerasimov (à gauche) et Shoigu (à droite).

La Russie a-t-elle les moyens de gagner cette guerre ?

Tout dépend le ou les objectifs réellement poursuivis, et qui restent à ce jour inconnus, peut-être même des négociations. Les Russes ayant une grande culture et du jeu d’échecs et des sports de combat (donc de la planification et de la dualité violence / résilience), pas sûr qu’ils aient dévoilé même dans le cadre des négociations leurs objectifs profonds réels, au-delà des évidences attendues que sont l’accès aux mers chaudes via des ports en eaux profondes, et l’arrêt de l’expansion otanienne vers l’Est.

  • Si la Russie cherche à annexer tout ou partie de l’Ukraine, il est peu probable qu’elle y arrive dans la durée, car les effectifs et la logistique à mobiliser seraient considérables, a fortiori au vu de la résistance farouche d’une bonne partie des ukrainiens. De plus, rien ne garantit à ce jour que l’enlisement du conflit et / ou l’évolution des échanges entre l’Ukraine, l’UE et l’OTAN n’emmène pas cette guerre vers un jeu d’alliances et donc une guerre avec alliés, qui durerait longtemps (sauf si recours au nucléaire, mais que, espérons-le, personne n’envisage vraiment, et qui de plus est à nuancer, on y reviendra) et ne serait pas forcément d’issue favorable à la Russie, bien qu’elle dispose de ressources humaines et matérielles considérables en cas d’affrontement long, que ne peuvent y opposer les pays occidentaux, depuis longtemps trop éloignés des préoccupations militaristes.
  • Si la Russie cherche à mener une action décisive sur la politique intérieure ukrainienne, et produire un effet déstabilisateur sur l’Europe et sur l’OTAN, l’engagement de forces mieux entraînées, mieux équipées et plus déterminées permettra sans doute de produire l’effet recherché. Le fait est, à ce jour la Russie n’a engagé qu’entre 1/2 et 2/3 des effectifs qu’elle peut utiliser sans risquer d’affaiblir ses propres défenses, et de façon mesurée jusqu’au dernières heures qui semblent marquer un point de basculement. Mais nous y reviendrons plus bas.

Au passage, on notera un point qui rassurera les partisans du maintien des troupes aéroportées et amphibies (sujets qui font l’objet d’un vif débat chez certains) : l’utilisation relativement importante de leurs troupes aéroportées par les russes, et le recours manqué mais qui aurait très bien pu se produire à un débarquement amphibie massif (màj 15 mars : à suivre car déploiement de vecteurs amphibie tout près d’Odessa). Deux vecteurs dont on avait oublié l’efficacité à l’aune des engagements récents des armées occidentales, et que d’aucuns voulaient voir disparaître en temps que spécialités faute de besoin avéré. Un cas pratique d’usage qu’on pourra comparer à celui des A-10 américains, conservés in extremis, alors qu’il était question de les retirer sans les remplacer car jugés dépassés, suite au constat de leur efficacité en Afghanistan particulièrement.

La très grosse inconnue, et qui est probablement l’une des raisons majeures que le conflit n’ait pas encore entraîné un jeu d’alliances, est le positionnement réel et profond de la Chine et de quelques autres pays, y compris européens. Une guerre mondiale aujourd’hui, avec les moyens dont disposent les grandes puissances modernes, entraînerait un suicide collectif faisant passer la Seconde Guerre Mondiale pour un échauffement léger, en particulier avec la problématique cyber qui permet de mettre KO à distance l’outil industriel et administratif d’un état (et donc, de provoquer le chaos, économique, social, total).

Au niveau infrastructurel, la Russie bénéficie d’un réseau ferré au maillage dense, et sous contrôle de la Fédération. C’est d’ailleurs ce réseau qui a permis l’acheminement rapide des moyens et personnels mis en oeuvre actuellement en Ukraine. En quelques semaines des zones totalement vides se sont transformées en camps de milliers de soldats et leurs matériels, avec même l’aménagement de bases logistiques solides.

Carte du réseau ferré en Russie.

Du côté structure et moyens, l’armée russe, suite aux réformes successives depuis les années 2000, ne correspond pas vraiment à l’image qu’on s’en fait encore dans l’imaginaire public en Europe ou en Amérique du Nord. Une modernisation sévère a été entreprise depuis les années 2000, menée en parallèle d’une importante professionnalisation des cadres et effectifs spécialisés et d’une évolution de la doctrine (voir aussi ici), et les conditions générales de vie des soldats ont été grandement améliorées (soldes généralement versées à temps, casernes rénovées) tout en bénéficiant d’une valorisation sociale considérable via de gros effort sur l’image institutionnelle (parades, cérémonies, photos, vidéos, clips de recrutement), médiatique (films quasi-hollywoodiens) et publique (port de l’uniforme en public) renforçant le patriotisme et suscitant des vocations, y compris dès l’adolescence (académies militaires, formations de jeunesse héritées de l’ère soviétique et idéologiquement réorientées, valorisation de l’esprit guerrier).

Paras russes et serbes à l’entraînement, exercice Slavic Brotherhood 2019 (image Twitter).

Les effectifs disponibles sont les 6èmes au monde, et les 1ers du monde occidental, juste derrière les chinois et devant les américains, avec près de 3,6 millions de soldats disponibles au total, dont 1 gros million de militaires dans les forces armées, 550 000 paramilitaires, et 2 millions de réservistes. A ce total, il faut ajouter 340 000 personnels dans la Rosgvardiya, les forces militaires de l’intérieur dont le commandement relève directement de la présidence, notamment pour pallier aux problèmes de corruption paralysant encore les forces armées fédérales. Sur ce total général de 3,9 millions de personnel, environ 3 millions sont réellement opérationnels, au maximum.

Opérateur des forces spéciales de Rosgvardia

Mais, si les effectifs sont considérables alors que l’armée russe mélange professionnels contractuels et appelés faisant leur service (obligatoire en Russie, sauf exceptions, et d’une durée d’1 an qui, sans rentrer dans les détails, peut être prolongé / remplacé par contrat professionnel, d’où l’affirmation de Vladimir Poutine qu’il n’y a pas d’appelés en Ukraine, puisque des contrats leur ont été a priori imposés avant l’invasion), de nombreuses difficultés incitent à nuancer les capacités réelles de l’armée russe.

En effet, au-delà des difficultés rencontrées pour moderniser l’équipement de l’intégralité de ses forces du fait à la fois du très grand nombre de matériels à livrer et à prendre en main, et du grand retard à combler, s’ajoutent des difficultés sociales et structurelles importantes.

Les difficultés sociales incluent notamment la corruption déjà mentionnée, en partie solutionnée lors de la présidence Medvedev mais qui est revenue depuis, et un important volet criminel (trafics, pressions, extortion), avec au total près d’un millier d’affaires par an. Problèmes auxquels il faut ajouter le bizutage important au sein des forces, hérité des pires heures de l’Union Soviétique et associé à un très fort taux de suicide et de désertion (malgré les lourdes peines encourues), et qui se caractérise par sa violence et ses dérives : le Bureau du Procureur Militaire Général de Russie lui-même dénombre, en 2019, 51 000 violations des droits humains et 9890 agressions sexuelles, des chiffres officiels dont l’augmentation au fil du temps (à titre de comparaison, environ 3000 agressions sexuelles par an dans les années 2000) inquiète en Russie. En 2012 déjà, la très influente Union des Comités de Mères de Soldats de Russie parlait de “Crimes contre l’Humanité”.

Conscrit russe et son bizuteur (image Quora).

Enfin, les difficultés structurelles sont principalement de deux types :

  • la multiplicité des forces et donc des méthodes, des chaînes de commandement, et des chaînes logistiques, entre l’armée fédérale, Rosgvardia, et les unités para-militaires (cosaques, etc.), avec entre autres une grosse problématique autour des transmissions (l’usage du téléphone portable et de postes radio civils est encore courant dans nombre d’unités, bien que totalement inadapté en termes de maillage et de sécurité) ;
  • l’absence d’un corps nombreux et efficace de sous-officiers, héritage malheureux de l’ère soviétique, et qui fait manquer l’armée russe d’une véritable épine dorsale de cadres intermédiaires spécialisés capables d’encadrer les troupes, la tâche étant encore souvent dévolue aux officiers subalternes.

En revanche, la Russie peut compter sur ses capacités de guerre informatique, reconnues parmi les meilleures même si à ce jour elles restent peu utilisées depuis le début de l’invasion (pour des raisons hypothétiques débattues). La Russie, qui serait responsable de 58% des cyberattaques dans le monde, a vu en quelques années son taux de réussite passer d’à peine 20%, à plus de 32%.

Cyberattaques et acteurs nationaux (image Microsoft).

Du côté de la guerre électronique en revanche, c’est une autre histoire. Si les russes ont déployé une quantité impressionnante de camions spécialisés dans la guerre électronique, ils n’en sont pourtant pas parvenus à brouiller la plupart des drones de l’armée ukrainienne, et ont vu des colonnes entières de blindés se faire détruire en quelques minutes par des drones ukrainiens ou des frappes guidées depuis les airs (drones encore) ou le sol. Ce qui pose une vraie question de fond sur les réelles capacités de la Russie dans un conflit moderne, où aligner des divisions de chars et de blindés ne suffit plus, ce qu’une partie des généraux russes, formés sous la guerre froide, ont encore bien du mal à entendre, et qui a d’ailleurs donné lieu à de vives tensions au sein des états-majors russes depuis une quinzaine d’années. Il y a là un véritable problème de qualité du commandement, et d’interactions entre unités (partiellement solutionné par les BTG – Batallion Tactical Group, l’équivalent russe dans les très grandes lignes des GTIA, mais dont le fonctionnement est encore assez expérimental). Et les communications intra- et inter-unités sont encore très souvent assurées via téléphone portable et radios commerciales comme abordé plus haut. Ce qui permet d’ailleurs aux ukrainiens de capter nombre de transmissions, ainsi que de brouiller, y compris de façon créative (bruits de cochons, hymne ukrainien, enregistrements de prisonniers russes, etc.).

L’Ukraine a-t-elle les moyens de gagner cette guerre ?

Peut-être. De notre point de vue, deux paramètres déterminants :

  • la capacité de l’Ukraine à résister dans la durée, en particulier avec les moyens supplémentaires fournis par ses soutiens ;
  • la capacité des diplomates à maintenir le conflit dans une stricte opposition Ukraine – Russie.
Marsouins ukrainiens à l’entraînement, exercice Sea Breeze 2021 (image Reuters).

Le deuxième point étant le plus court à traiter et n’étant pas notre sujet principal, traitons-le d’emblée : comme nous l’avons vu plus haut, l’éventuel jeu d’alliances ouvertes et donc de guerres déclarées par d’autres états sera important. Aussi froid que cela puisse paraître à certains, il est à espérer pour la paix mondiale qu’aucun pays ne vienne engager de troupes sur le sol ukrainien ou ailleurs dans une alliance ouverte avec l’Ukraine. Et c’est également à espérer pour l’Ukraine, déjà durement frappée, qui serait alors réduite à un vaste champ de bataille totalement dévasté, avec des terres agricoles parmi les plus riches du monde qui seraient inexploitables pour des décennies au moins (avec de très importantes conséquences sur toute la population mondiale), et dont la population deviendrait la nouvelle diaspora (déjà importante, avec environ 20 millions d’ukrainiens dans divers pays du monde).

Mila Kunis, Olga Kurylenko et Milla Jovovich, 3 exemples célèbres de la diaspora ukrainienne (OK et MJ ayant également des origines russes).

Le premier point est non seulement complexe, mais une inconnue pour tout le monde : la diplomatie est aussi vieille que l’Histoire, mais comme dit plus haut, cette guerre est une nouveauté que tout le monde observe avec plus d’interrogations que de réponses. L’utilisation de drones de combat (des Bayraktar TB2 pour les Ukrainiens) contre des blindés modernes dans un espace de bataille occidental est un exemple des précédents que ce conflit introduit. L’utilisation concrète de la cyberguerre et de la guerre électronique (avec force aide étrangère, via notamment les matériels livrés depuis quelques années) en est un autre, dans une version “durcie” de ce que connaissent et subissent déjà les ukrainiens depuis plusieurs années.

Maschmeyer, Lennart. “The Subversive Trilemma: Why Cyber Operations Fall Short of Expectations.” International Security 46, no. 2 (2021): 51-90.

L’Ukraine subit en effet près de 20% des attaques informatiques recensées dans le monde, d’après Microsoft. Certains argueront que l’information n’est pas indépendante puisque venant de cette compagnie américaine, et on notera l’absence de la Russie de cet évaluation, les opérations de cyberguerre existant contre elle n’étant évidemment reconnues par personne. Il n’empêche, la menace des hackers russes est depuis une dizaine d’années très réelle, tout particulièrement en Ukraine, qui a réussi à s’en défendre avec brio jusqu’ici.

Attaques informatiques dans le monde, juillet 2020 – juin 2021 (Microsoft).

Déjà, pour que l’Ukraine puisse résister dans la durée, il faut qu’elle puisse remplacer ses systèmes d’armes perdus / détruits, et mettre en oeuvre les moyens promis par ses soutiens. Qu’il faut donc acheminer, livrer, équiper, et maintenir, ce qui implique une chaîne logistique externalisée et gérée au moins partiellement hors des frontières de l’Ukraine. La gestion de la logistique, clef de toute campagne militaire, n’est jamais simple : ici elle va constituer un véritable défi humain, législatif et matériel, sans véritable précédent. De plus un char ou blindé perdu l’est souvent avec son équipage, et reconstituer des équipages ne se fait pas en une semaine.

UA NOVATOR, un des derniers modèles de blindé ukrainien, sur châssis Ford F-550.

Ensuite, il faut que les moyens fournis soient adaptés. Hors les besoins ukrainiens peuvent varier bien plus rapidement que ne vont se faire / décider certaines livraisons. Livrer des fusils d’assaut pour équiper l’infanterie est simple, remplacer au pied levé 20 avions de chasse utilisables par les pilotes ukrainiens suite à, par exemple, la destruction d’une base aérienne, est une autre histoire. Idem pour les chars. Et avec une difficulté qui échappe logiquement aux spectateurs civils du conflit : les moyens à fournir doivent être compatibles avec les utilisateurs : des avions de chasses identiques à ceux perdus, des blindés identiques, etc. y compris au niveau de l’informatique embarquée. Sinon le matériel est inutilisable sans re-formation des personnels.

Chars ukrainiens en manoeuvre, novembre 2021.

Se pose dès lors la question des moyens financiers disponibles du côté des soutiens de l’Ukraine. Face à la situation traversée par ce pays berceau de l’Europe, on ne peut que s’interroger sur les fonds débloqués par l’Union Européenne par exemple : 500 millions d’euros, quand l’UE vient de décider le 10 février dernier d’allouer 150 milliards au développement des pays africains (soit 300 fois la somme libérée pour aider les ukrainiens). A raison de 25 millions d’euros pour un Sukhoi d’occasion (d’autant qu’il apparait de plus en plus clair qu’aucun avion ne sera prêté ou donné aux ukrainiens, malgré promesses et effets d’annonce des uns et des autres), hors munitions et logistique, et 3 millions d’euros par char, sans compter les obus et la maintenance, ça va très vite …

Et ce qui manque face aux Russes, c’est, nous semble-t-il, une artillerie mobile et efficace, et de quoi sécuriser un minimum d’espace aérien, plus des aéronefs pour l’occuper. Le reste, les ukrainiens en ont déjà les capacités, comme démontré par leurs forces aéromobiles en 2014, réalisant avec succès le plus grand raid mécanisé derrière des lignes ennemies (au Donbass) de l’Histoire, une prouesse qui impressionna les observateurs internationaux … et motiva certainement la Russie à aborder la “question ukrainienne” de façon bien plus conséquente en effectifs et en moyens.

Paras ukrainiens en 2018 (image exercice Saber Junction 2018).

Or depuis 2014, où la majorité des forces armées ukrainiennes était encore assez mal entraîné, équipé et encadre, de profondes réformes et évolutions ont eu lieu, portant leurs fruits : les forces spéciales sont désormais au standard OTAN, l’infanterie mécanisée est considérée performante, les chars bien que pas forcément jeunes, ont été pour bonne part mis à jour, et l’équipement individuel est globalement de bon, voire très bon niveau.

Forces Spéciales ukrainiennes, 2018.

Un point reste remarquable : la quasi-totale absence dans nos média d’images des actions en cours des forces armées ukrainiennes, malgré une forte présence de ses personnels sur les réseaux sociaux, où ceux-ci prennent dans l’ensemble soin d’éviter la divulgation active ou passive d’informations sensibles. Les problématiques de sécurité opérationnelle (OPSEC / SECOPS en français) semblent globalement bien prises en compte par les militaires ukrainiens, et même par les réservistes et territoriaux (civils rappelés).

Un exemple pour preuve : la découverte par des français que les images de la Police de Kiev étaient librement accessibles a conduit à un signalement aux autorités ukrainiennes, pris en compte immédiatement et relayé efficacement en quelques heures. Ce qui montre à la fois un bon niveau d’efficacité de la chaîne de commandement, et une bonne conscience des risques chez les personnels.

Notre image de couverture : une réserviste des forces de défense territoriale de Kiev (image The Telegraph).

De quelles forces dispose l’Ukraine ?

Depuis début 2018 l’armée ukrainienne atteint son apogée, avec des capacités humaines, techniques et matérielles sans précédent dans son histoire. Comme nous l’avons vu plus haut, les évolutions permises par une anticipation salutaire sur un conflit ouvert de haute intensité (un vrai où il faut plus que 3 jours d’autonomie en vivres et munitions …) ont été menées grand train. Cela ne garantit cependant pas que l’issue du conflit lui soit favorable. L’exemple de la Pologne en 1939, quoique bancal, est parlant : 19 semaines de résistance acharnée, mais conclues par une défaite terrible.

Commandos Marine ukrainiens (73rd Naval Special Purpose Center). On remarquera l’AK modernisée et bullpup, configuration remarquable pour de l’urbain, et les JVN panoramiques.

Si pour les profanes, pas aidés par le traitement médiatique du conflit, le rapport de force numérique et technique semble en défaveur de l’Ukraine face à une Russie vue en Occident comme LA puissance militaire majeure du continent, la réalité est un peu plus subtile. Certes la supériorité aérienne semble, pour l’instant en tout cas, acquise aux russes. Et en “nombre de bataillons”, l’armée russe est très nettement devant, disposant de plus d’une considérable réserve d’hommes en cas d’aggravation du conflit, entre ex-militaires encore en âge de servir, adolescents en académies militaires (nombreuses en Russie, c’est culturel) bientôt en âge de s’engager, et forces paramilitaires utilisables. A condition que ceux-ci veuillent bien suivre le Kremlin dans cette guerre, ce qui ne semble pas acté, une conséquente proportions de russes étant opposés à cette guerre (ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas réceptifs à ses motivations, attention).

Mais l’Ukraine, dont l’armée est la 4ème plus grande du monde occidental, dispose aussi d’une réserve de forces considérable, sans équivalent dans toute l’Europe et même au-delà, (à l’exception notable de la Finlande en proportion de sa population, et largement devant la Suisse). Elle peut donc durablement créer la surprise, même si elle a perdu sa flotte. Et la Russie ne peut déployer tous ses effectifs sur ce seul front, ce serait suicidaire. Les comparaisons en ligne basées sur les seuls chiffres et effectifs totaux sont donc totalement inappropriées. En pratique, environ 1/3 des capacités opérationnelles permanentes de la Russie sont mobilisées dans cette guerre (en incluant les unités dites de l’arrière).

Un exemple de comparaison absurde ne prenant en compte ni les effectifs réellement employés, ni la qualité des matériels, ni leurs types (Source : AlJazeera).

Très fortement militarisée, contrairement à ce qu’on entend dans nos média (des “civils qui n’ont jamais tenu une arme” dixit toute la presse), héritage à la fois culturel pluri-séculaire (culture viking des fondateurs, culture cosaque plus récemment) qui n’a pas été perdu contrairement à nos pays (la France étant historiquement une nation de citoyens-soldats, l’un n’allant pas sans l’autre à l’origine), et entretenu avec soin pendant l’occupation soviétique, elle dispose de 12,6 millions d’hommes en âge de combattre selon leurs lois (de 18 à 60 ans), dont 80% d’entre eux (soit 10 millions) ont fait leur service militaire, et dont la proportion de “physiquement actifs” est près de 3 fois supérieure à la France (en pourcentage). Plus encore, environ 1 ukrainien h/f en âge de combattre sur 24 est réserviste, soit 900 000 hommes et femmes. Dont 130 000 à 150 000 sont considérés totalement aptes au combat (entraînement complet + équipement complet) sur court préavis. Et du côté des femmes précisément, une proportion non négligeable qui n’est ni militaire ni réserviste est initiée au tir et au secourisme, sans parler des 16,7% d’effectifs féminins dans les forces armées (police inclue). En plus, elles sont les héritières des Amazones, ce qui leur donne +5 en agressivité et +9 en subjugation de l’ennemi.

Alisa, 38 ans, cadre dans la communication, et réserviste depuis 2020, avec les armes qu’elle garde chez elle (image Reuters).

On a vu l’inventivité et les dégâts dont ont été capables en Syrie-Irak quelques petites dizaines de milliers de combattants hétéroclites mal organisés, mal entraînés, mal équipés et comportant peu d’individus hautement qualifiés. On ne peut qu’imaginer ce dont pourront être capables quelques centaines de milliers de combattants ukrainiens en bonne partie issue du civil et y apportant leur créativité et leurs compétences (techniciens, mécaniciens, ingénieurs, …). Les exemples fleurissent déjà, à seulement quelques jours du début du conflit.

La même Alisa, côté “kaki” (image Reuters).

D’autre part, l’apport par les nombreux soutiens de l’Ukraine de matériels et d’équipements défensifs mais également offensifs peut singulièrement renforcer les capacités opérationnelles des forces ukrainiennes à un niveau très préoccupant pour les forces russes, à condition que ces apports soient adaptés. Des fusils et des trousses de secours c’est bien, mais ça ne gagne pas une guerre face à des chars lourds et des pluies de Smersh. Même si la chaîne de commandement est unanimement considérée comme encore déficiente, une critique finalement assez logique quand on considère l’intense évolution connue par l’armée ukrainienne ces dernières années, et les tiraillements internes à la nation ukrainienne et dont résulte en partie le conflit actuel. Par contre, bien employées, les récentes livraisons de moyens anti-chars et anti-aériens peuvent réellement faire de l’Ukraine un champ de désolation pour les forces russes. (Màj 15 mars : sauf qu’entre temps, un certain nombre de ces moyens sont tombés aux mains des russes, qui savent également s’en servir … on y revient plus loin).

Enfin, un paramètre difficilement quantifiable est la volonté de vaincre née d’un sentiment d’union nationale, renforcée par un chef charismatique qui combat avec ses hommes. Et, comme l’Histoire nous l’a appris à de maintes reprises, cela peut faire une énorme différence. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est LE critère cité pour expliquer les victoires éclatantes des armées françaises lors de la Révolution et de l’Empire, où, comparaison intéressante, des armées de conscrits soudés ont écrasé des armées professionnelles numériquement supérieures.

Mais sont-ils soudés ? Manifestement oui, globalement. Mais c’est à supposer qu’après les défections et redditions initiales en tout début de conflit, n’en surviennent pas d’autres plus inattendues en plein milieu de la phase dure : un scénario pas inenvisageable, entre changements de bord opportunistes, nouveaux groupes de “saboteurs” et agents dormants (une spécialité russe). Aussi, il est difficile d’évaluer le pourcentage d’ukrainiens se battant pour ne pas tomber sous le coup de la loi, qui considère la fuite du pays comme un acte de trahison. Une obligation à participer à la guerre qui choque certains, mais n’est pas sans rappeler ce que nous avons connu dans notre pays par le passé. Et qui fait supposément partie des obligations induites par le statut de citoyen.

Civils ukrainiens volontaires pour une instruction de base, février 2022 (image AFP).

Du côté des volontaires étrangers ou expatriés pouvant se joindre au conflit, il est encore difficile d’évaluer le bénéfice réel que cela pourra avoir. Entre la barrière de la langue, les défis de coordination et d’équipement / approvisionnement que cela pose, le type de missions qui pourrait leur être dévolues (et qui tient du cas par cas en fonction des profils) et l’inconnue quant aux nombres de personnes que cela pourrait concerner … En l’état (màj 08 mars 2022), au moins 50 000 personnes se seraient portées volontaires pour se battre en Ukraine pour se battre, dont au moins 25 000 ukrainiens expatriés ou de la diaspora. En pratique (màj 15 mars 2022) d’après les autorités ukrainiennes, environ 20 000 personnes ont fait une candidature complète (dont environ 30% d’américains et 20% de britanniques, impossible cependant en l’état de savoir combien parmi eux ont des liens avec l’Ukraine), et “beaucoup moins” ont réellement rejoint l’Ukraine (dont beaucoup venant de Pologne et d’Allemagne, ce qui fait sens). Le trajet n’étant pas le plus simple au vu du contexte, rien d’illogique. A ceux-ci enrôlés dans la légion ukrainienne officielle, il faut ajouter des irréguliers, constituant ou rejoignant des unités autonomes ne combattant pas sous l’autorité de l’armée ukrainienne, et qui posent de gros problème à de multiples niveaux : tactique, éthique, politique, entre autres.

MàJ 15 mars 2022 : Les récentes frappes russes notamment dans l’extrême-ouest de l’Ukraine (Yaroviv, base associée à l’OTAN avant le déclenchement de la guerre) ont rappelé deux choses : premièrement, que la détermination à combattre de volontaires étrangers dans toute guerre ne tient que rarement après le premier contact avec la réalité du terrain, et deuxièmement, qu’avoir des avions pour remplacer ceux perdus c’est bien, mais avoir des bases pour les faire décoller, des défenses anti-aériennes et des stations radars fonctionnelles pour les appuyer en vol, c’est mieux. Et l’Ukraine a perdu la quasi-totalité de ses capacités aériennes et anti-aériennes originelles (dont plusieurs lanceurs S-300, détruits, abandonnés, ou pris et donc dans ces deux derniers cas réutilisables par l’ennemi). De plus, si les MANPADS (moyens anti-aériens portatifs) fournis par ses soutiens à l’Ukraine sont présentés dans les média comme LA solution pour contester aux russes la domination du ciel, dans la réalité, l’affaire est bien plus subtile : plusieurs SU-25 touchés par des tirs directs n’ont pas pour autant été neutralisés, et un certain nombre de moyens livrés à l’Ukraine (antichars comme antiaériens) ont été a priori pris sur le champ de bataille, au point que la Russie distribue des manuels traduits pour les mettre en oeuvre. Pour revenir sur les volontaires, beaucoup sont partis plus pour l’aventure que pour la cause, qui n’est souvent qu’un prétexte de circonstance, et ont rapidement déchanté devant le contexte : pas ou peu d’équipements fournis sur place (la priorité étant donnée aux forces ukrainiennes, rien de choquant), approvisionnement en vivres pouvant être problématique, soutien sanitaire / médical très inférieur aux espérances. Partir en ayant négligé ces évidences prévisibles tient de l’irresponsabilité, voire de la mise en danger d’autrui (ceux avec qui / pour qui on va combattre). De plus, malgré les vérifications opérées dans la mesure du possible par les ambassades ukrainiennes ou les groupes de mobilisation spontanée dans les pays d’origine de ces volontaires, les délais très courts n’ont pas toujours permis de “background check” complet. Si des personnels de grande qualité sont partis dans le but de combattre, parfois en unités constituées (groupes de vétérans / ex-milis se connaissant) permettant même, pour certains cas, l’emploi en temps qu’unité spécialisée ou au sein des FS UKR, il s’avère aussi que nombre de volontaires ont exagéré leurs CV (parfois à la limite de la mythomanie, voire au-delà). A la frontière polonaise, il semble qu’environ 1 volontaire sur 2 au moins fasse demi-tour en se rendant compte sur place de ce qui l’attend de l’autre côté, tandis que plus des 2/3 de certains contingents récents souhaitent repartir chez eux une fois arrivés en Ukraine (certains témoignages, dont celui du journaliste américain Nolan Peterson, ex-opérateur spécial de l’Air Force, rapportent des proportions encore plus élevées).

Pour un bon survol général des forces en présence à l’aube du conflit : attention les données indiquées ne prennent pas en compte les pertes depuis l’invasion russe ni les matériels livrés par les soutiens occidentaux de l’Ukraine, ni les volontaires étrangers :

Et de façon complémentaire et avec les mêmes réserves, ce lien, qui dresse un bilan relativement précis des moyens dont dispose l’armée ukrainienne.

Pour aller plus loin sur les aspects techniques des matériels engagés de part et d’autre, on vous recommande l’article suivant :

https://www.forbes.fr/societe/ukraine-quelles-sont-les-forces-et-les-faiblesses-militaires-de-kiev-et-de-moscou/ 

La Russie s’attendait-elle à une telle résistance ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser vu de nos pays et du fait du traitement médiatique : très certainement oui, mais pas avec une telle ampleur.

Manifestement, une mauvaise évaluation de la propension des russophones (14 millions des 44 millions d’habitants du pays, dont 8 millions s’identifiaient comme ethniquement russes avant 2014) à rallier le côté russe a été faite par Moscou (qui peut s’expliquer soit par une mauvaise exploitation des analyses côté services de renseignement, soit par un aveuglement des autorités décisionnaires). De plus, la capacité de la population ukrainienne à se mobiliser aussi vite contre l’envahisseur a clairement été négligée, tout du moins largement sous-estimée.

Mais Moscou connaît bien son ancienne province et actuel voisin, et sait parfaitement, via ses services de renseignements qui figurent parmi les tous-meilleurs au monde, de quoi sont faites les défenses actives, passives et potentielles de l’Ukraine. Encore une fois les russes jouent aux échecs, Poutine est un officier du KGB de formation (même si sa capacité aux raisonnements froidement efficaces est contestée), nombre de ses collaborateurs sont issus de la haute fonction militaire et particulièrement d’unités opérationnelles et / ou de renseignement (les “siloviki” ou sécurocrates), et penser que l’évaluation du théâtre ait pu être mal faite serait se fourvoyer totalement avec une inquiétante naïveté.

(Cliquer pour accéder au document sur le site du CF2R)

Si officiellement le pouvoir russe dénonce la nazification de l’Ukraine et particulièrement de ses forces armées (avec notamment le Bataillon Azov, néo-nazi mais financé en partie par un oligarque ukraino-israélien et comportant des volontaires juifs, encore un sujet très simple …), de façon moins ouverte aux occidentaux, un membre du Conseil National Stratégique de Russie déclarait à la radio russe s’attendre à une résistance de quelques jours de l’armée ukrainienne avant que celle-ci ne fasse défection pour se rallier à Moscou. Des défections qui ont déjà eu lieu, notamment dans les deux premiers jours du conflit, mais à petite échelle, et qu’il convient de nuancer car il y en a aussi eu dans l’autre sens. Le ratio et les volumes concernés sont cependant, à notre niveau, inconnus, et beaucoup de propagande circule également des deux côtés, rendant l’analyse difficile (le Collectif étant bénévole et la période un peu chargée, on a clairement pas eu le temps de mener ce travail-là et nous espérons que vous le comprendrez, cet article sortant déjà avec 2 jours de retard). Et elles sont sans doute déjà compensées par l’afflux d’ukrainiens rentrés de l’étranger et de volontaires internationaux, dont une première unité vient officiellement d’être déployée.

Il serait surprenant que la Russie n’ait fait que compter sur ces défections et ses forces déjà engagées, qui ne sont a priori ni les plus expérimentées ni les mieux équipées de ses troupes (pour les troupes au sol, et hormis unités spécialisées), pour produire l’effet recherché, et il faut donc très certainement s’attendre à ce que d’autres effectifs à commencer par ceux encore du côté russe des frontières, disposant de meilleurs équipements et matériels et bénéficiant de l’expérience accumulée en Syrie et dans les opérations internes à la Fédération, soient engagés pour prendre le relai de la méga-reconnaissance offensive menée jusqu’ici, pour la phase plus dure et potentiellement plus longue du conflit (màj 08 mars 2022 : ça semble en effet aller dans ce sens). De plus côté russe également des volontaires arrivent, des pays de la CEI (avec surtout d’ex-militaires russes) mais aussi des Balkans (des informations qui restent évidemment difficiles à double-vérifier, mais semblent plausibles, notamment vu la récente manifestation de soutien à la Russie à Belgrade où le souvenir traumatique du bombardement par l’OTAN en 1999 est toujours vivace et le sentiment pan-slave important).

D’autant que jusqu’ici l’ensemble des manoeuvres respecte à la lettre la doctrine militaire russe, très axée sur le combat terrestre et la domination blindée permis par ses forts effectifs, et, malgré l’horreur des stigmates constatés et surtout subis par les ukrainiens sur leur sol, menée de façon assez chirurgicale, en prenant soin d’épargner au maximum les populations civiles (quoiqu’on en dise, et même s’il y a quand même des pertes civiles humaines, et infrastructurelles : si une guerre pouvait être ‘propre’ ça se saurait, hélas la réalité est celle-ci). On est très loin du “carpet bombing” des Alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale, et qui a coûté d’immenses pertes civiles, notamment en France (70 000 morts et plus de 100 000 blessés). D’ailleurs, on constate déjà sur les vidéos circulant sur les réseaux sociaux la présence de véhicules militaires destinés au maintien de l’ordre plutôt qu’aux combats.

Màj 08 mars 2022 : Mais, déjà, l’intensité des frappes augmente et les dégradations et destructions de zones résidentielles (où se postent les forces des deux côtés comme le montrent de nombreuses images et vidéos en ligne) et d’infrastructures civiles (l’intérieur d’un centre commercial a été le théâtre d’un intense affrontement entre russes et ukrainiens par exemple) commence à devenir considérable (voire effrayante), alors que l’Ukraine était en nette croissance ces dernières années. Et l’éventualité d’un emploi des armes nucléaires tactiques (qui sont d’une puissance incomparablement plus faible que les armes nucléaires stratégiques, et destinées à un emploi relativement proche des forces amies) n’est pas à exclure, nombre de scénarii d’entraînement de masse des troupes russes finissant, depuis des décennies, par un tir nucléaire de ce type.

Phase plus dure qui pourrait peut-être marquer un changement de stratégie de la part des russes, avec des actions plus violentes et massives destinées à, d’une part détruire les infrastructures et donc la capacité d’une résistance à se maintenir sur le territoire, d’autre part provoquer l’effroi et donc la fuite des populations civiles (l’exode en cours est déjà le plus massif connu en intra-européen depuis 80 ans), ce qui ouvrirait alors la voie à des opérations encore plus brutales destinées à prendre le contrôle total du terrain, sous réserve que la communauté internationale ne choisisse pas alors d’intervenir pour sauver ce qui peut encore l’être (mais qui, au final ne pourra l’être, confer plus haut). Mais quel intérêt de conquérir un champ de ruines dépeuplé ?

Situation d’ensemble au 06 mars 2022 (carte Ministère des Armées).

On peut émettre l’hypothèse que la jonction Crimée – Donbass assurant le contrôle du sud et de l’est de l’Ukraine permette ensuite de réaliser une double percée depuis le sud et l’est et depuis la Biélorussie et les environs de Kiev, qui couperait l’Ukraine en deux, avec pour objectifs possibles le renversement de l’état ukrainien, et la partition de son territoire entre un Ouest qui serait laissé aux Ukrainiens, et un Sud et Est qui serait rattaché de facto à la Russie, avec si possible un continuum permettant d’y joindre la Transnistrie disputée.

Màj 15 mars 2022 n°1 : La jonction Crimée – Donbass étant presque réalisée (toujours de violents combats dans le Donbass), le Président Zelensky a annoncé il y a quelques jours avoir tempéré sa position sur une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ce qui est un des casus belli invoqués par le Kremlin. De son côté la Russie a prévenu envisager de prendre le contrôle total des grandes villes ukrainiennes, y compris la capitale, sans toutefois prévoir à ce jour d’y mener des assauts, dans le but dixit de protéger les populations civiles. Les russes en ont profité pour dire que, contrairement aux affirmations des média occidentaux, leurs troupes avanceraient à la vitesse prévue, de façon mesurée de sorte à limiter l’impact sur le pays (infrastructures) et sa population. Si les envolées verbales de la presse parlant d’une « mise en échec » de l’armée russe depuis des jours sont d’une inquiétante naïveté, il est malgré tout certain que les troupes russes n’ont pas avancé à la vitesse initialement prévue et ont, comme vu, rencontré une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, créant par leur action un sentiment anti-russe à l’encontre des effets initialement recherchés sur les populations civiles, y compris à l’Est. On nuancera cependant ce propos en notant que, dans les régions de l’Est historiquement russophones, plus d’un demi million d’ukrainiens se sont réfugiés en Russie depuis 2014, tandis qu’un peu moins d’un million d’autres ont trouvé refuge dans d’autres régions de l’Ukraine. Tout ceci étant encore rebattu avec l’énorme crise humanitaire en cours avec l’invasion russe. Des cartes extrêmement mouvantes donc d’années en années, et qui rendent particulièrement ardue la vision d’ensemble des enjeux humains du conflit. Le fait est, sont annoncés aujourd’hui 15 mars par la délégation ukrainienne des pourparlers de cessez-le-feu et de retrait des troupes russes, tandis que Kiev explique chercher de nouveaux formats d’interaction avec l’Occident hors OTAN ou UE (supposition : neutralité du territoire, peut-être s’oriente-t-on vers une Suisse de l’Est).

Màj 15 mars 2022 n°2 : Alors que les destructions de zones résidentielles se poursuivent, il convient de rappeler, sans chercher à minimiser aucunement la brutalité des combats pour toute population civile, que l’Ukraine est urbanisée à 70% comme nous le mentionnions plus haut, et que, forcément, c’est donc en zone habitée que se déroulent les combats. Si il est compréhensible que d’aucuns jouent sur le pathos pour faire du buzz (l’information est un business), il n’en est pas moins tout à fait absurde de relayer les déclarations des deux belligérants disant “regardez, ils tirent sur nos immeubles / sur leurs propres immeubles”. De plus, si Russie et Ukraine se renvoient la balle sur le sujet de l’implication tragique des civils (la Russie accusant l’Ukraine d’utiliser sa population comme bouclier humain, et l’Ukraine accusant la Russie de cibler intentionnellement les civils), il est de plus en plus évident suite aux nombreuses vidéos disponibles de part et d’autre que l’imbrication des forces sur le théâtre rend les engagements délicats, chacun utilisant les zones “sensibles” du point de vue de l’opinion publique pour dissuader l’adversaire d’y porter le feu, tout en cherchant à neutraliser l’adversaire qui en fait autant. Des tirs anti-chars ont été effectués depuis des bâtiments civils, qui ont ensuite subi des ripostes. Des modèles de chars disposant d’un système d’engagement automatique lorsqu’ils détectent un verrouillage par un système ennemi, certains tirs sont donc conditionnés par l’état de l’art des systèmes d’arme. Et cela des deux côtés. C’est, hélas, le principe d’une guerre : quel que soit le “camp du bien”, le théâtre des affrontements et ses occupants subissent les pires outrages. Et, au-delà du champ tactique, c’est un argument stratégique de poids : les populations victimes ne peuvent que se radicaliser à l’aune de ce qu’elles subissent, plongées dans le tunnel de la violence sans possibilité de prendre ou de vouloir prendre quelque recul. Ce qui, bien que très largement compréhensible, présente plusieurs dangers : la possibilité de perdre toute éventualité d’issue diplomatique au conflit, la possibilité que des milices civiles désorganisées viennent brouiller les capacités d’action de l’armée défendante en rendant plus difficile la planification des opérations, mais aussi la possibilité d’apparition d’un sentiment chez les civils d’abandon par leurs autorités, quand bien même celles-ci mettraient tout en oeuvre pour leur venir en aide. Pis encore, la massive mobilisation de la population civile dans le conflit (comme réservistes, miliciens mais aussi comme petites mains sur la logistique, la confection de filets de camouflage ou de dispositifs défensifs anti-véhicules par exemple) floue de façon importante la ligne distinctive entre « civils purs » et « moyens militaires et associés ». Ce qui fait de la moindre décision, pour l’armée russe comme pour l’administration ukrainienne, un casse-tête.

Situation d’ensemble au 14 mars 2022 (carte Ministère des Armées).

Militairement, la Russie est encore loin d’avoir perdu … mais la guerre est loin d’être terminée, malgré les tours successifs d’échanges diplomatiques. Une fois encore, tout va dépendre des objectifs profonds réellement poursuivis par le Kremlin. Mais en l’état, avec 4 à 6000 tués côté russe, 15 à 20 000 blessés, et environ 10% du parc blindé hors de combat (tous types de véhicules confondus, des blindés légers aux chars lourds), la Russie ne peut guère poursuivre la guerre que 3 ou 4 autres semaines (à date du 15 mars) à moins ou avant de procéder autrement (le durcissement mentionné plus haut), et de recourir aux conscrits et aux troupes de réserve. Proportionnellement, l’armée ukrainienne a subi presque moitié moins de pertes, bien que celles-ci restent considérables à l’échelle de nos armées occidentales dont les formats sont bien plus maigres, et que cela soit logique pour une armée se battant “à domicile” sur un terrain qu’elle connaît et avec une logistique plus courte.

Pour aller plus loin sur ce sujet, une vue d’ensemble et de détail extrêmement documentée des pertes véhicules des deux armées est consultable ici.

Quoiqu’il en soit, la Russie a d’ores-et-déjà perdu la guerre de l’image en Occident. Poutine bien que militaire d’origine reste loin des combats, quand Zelensky, acteur devenu président, est en première ligne avec les siens (et est toujours à Kiev contrairement à la propagande russe qui le disait réfugié en Pologne depuis le 06 mars). Preuves en sont ses nombreuses vidéos prises sur le vif, en direct, où il prend soin de montrer où il est de sorte à couper court à la propagande russe.

La partie d’échecs ne fait que commencer, et la résistance la plus féroce passera également par les réseaux sociaux : perdre l’initiative sur la communication auprès des tiers (même du fait de nombreux fakes, comme le “Fantôme de Kiev” et même en utilisant des images prises lors du conflit au Donbass, côté pro-russe, les russes en font d’ailleurs largement autant), c’est déjà perdre 80% du conflit, puisque des pans entiers ne sont plus négociables, rendus injustifiables par l’indignation des opinions publiques occidentales. Mais dans une bonne partie du monde, la messe est loin d’être dite : la liste des pays qui n’appliqueront pas de sanctions contre la Russie est longue, y compris au coeur de l’Europe, et représente plus de 50% de la population mondiale … Sans parler d’un certain nombre de populations qui approuvent cette intervention (notamment dans les pays les plus radicalisés de tous poils). Aux spécialistes de la géostratégie de développer.

Du côté des enseignements à en tirer pour nos pays, et notamment de la France qui, grâce à notre CEMA le GAL BURKHARD, renoue avec la notion de haute intensité, se pose la question de nos réelles capacités en cas de conflit d’envergure. En effet, en moins de 3 semaines, l’armée russe a perdu autant de chars qu’il y en a dans toute l’armée française, une mise en perspective qui doit faire réfléchir, bien qu’à nuancer. Bien sûr, contrairement à l’Ukraine et grâce à l’OTAN, le moindre pied ennemi posé sur nos sols conduirait à un jeu d’alliance instantané avec une riposte conjointe de tous les états membres. Dans l’hypothèse où nul écueil diplomatique ne viendrait interférer. Or la situation en cours a déjà montré que tout n’est pas si simple, et de très loin. De plus, l’OTAN étant vu (et perçu dans nos opinions publiques occidentales) comme le parapluie absolu sous égide américaine, nos pays à l’exclusion des USA (surtout par effet de volume du fait de la taille et des ressources des Etats-Unis) ont individuellement perdu toute capacité réelle à faire face à une guerre intense et massive entre pays développés et / ou alignant des ressources militaires conséquentes ; idem en cas d’intervention par exemple sous pavillon ONU face à un adversaire sérieusement équipé et organisé. Aussi tragique qu’elle soit, la guerre en Ukraine doit conduire les pays européens à reconsidérer les errements des 3 à 4 dernières décennies sur leurs politiques de défense et d’équipement des forces, qui ont laissé entrevoir à la Russie une capacité d’action qu’elle n’aurait pas eu sinon, et qui aurait sans doute permis de poursuivre les bonnes relations trans-continentales entamées au début des années 2000 (de 1997 à 2011 pour être précis) à une époque où la Russie et l’OTAN ne se considéraient plus comme des adversaires mais comme des partenaires, et où Vladimir Poutine envisageait de faire entrer la Russie dans l’OTAN. Les développements à venir de la situation internationale, avec les crises de l’eau, des ressources alimentaires, et les tensions potentiellement graves que cela pourra impliquer dans un futur proche, incitent à faire preuve de la plus grande prudence et à méditer très sérieusement l’adage : “qui veut la paix, prépare la guerre”. Guerre qui ne se prépare pas que sur le plan militaire, mais sur tous les plans sociaux et sociétaux, à moins d’être l’Empire Galactique (est-ce souhaitable ?) et de faire fabriquer une armée de droïdes et de clones totalement déconnectés des sociétés au service desquelles ils sont censés être (mais ceci est un autre sujet, quasi philosophique, que l’augmentation du combattant et / ou le recours aux moyens robotisés).

Pour briser ce cycle : continuer de créer des “durs” pendant les temps doux.

Affaire à suivre. Pensées aux camarades militaires français prêts à en mesure de.

Dernière mise à jour : 15 mars 2022 17h00.